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Secret d’Etat : L’AJP, la VVJ et la Ligue des droits humains saisissent la Cour Constitutionnelle

14/10/2024

Le 4 octobre dernier, l’AJP a introduit, avec son homologue néerlandophone la VVJ et la Ligue des Droits Humains, un recours en annulation auprès de la Cour constitutionnelle contre trois dispositions du futur Code Pénal, relatives à la définition, à la divulgation et à la réception de secrets d’Etat.

Nous estimons que ces dispositions pourraient, en raison de leur imprécision, de la très large catégorie de situations qu’elles envisagent, et de la disproportion des peines qu’elles prévoient, entraver de manière particulièrement inquiétante le travail et la liberté des journalistes, des lanceur·euses d’alertes et des ONG, et priver le public de l’accès à des informations relevant pourtant de l’intérêt général.

Une réforme nécessaire, plusieurs recours introduits

En février 2023, le Parlement a approuvé la réforme des livres I et II du Code pénal, première révision d’envergure de cette législation depuis 1867. Si une modification en profondeur était nécessaire et que la réforme peut dans son ensemble être saluée, quelques-unes de ses dispositions paraissent néanmoins contraires aux droits fondamentaux. La Ligue des Droits Humains a donc introduit début octobre, seule ou avec d’autres organisations, plusieurs actions contre des dispositions spécifiques (voir son communiqué).

L’AJP se joint, avec la VVJ, au recours en annulation de dispositions relatives aux secrets d’Etat. Trois articles nous paraissent problématiques : la définition du secret d’Etat (art. 564 3°) ; l’infraction de reproduction, divulgation ou transmission d’un secret d’Etat à des personnes non autorisées (article 582) ; et celle de sa réception non autorisée (art. 586). Nous considérons que ces dispositions contreviennent au principe de légalité, selon lequel les règles pénales doivent être précises, claires et donc prévisibles ; et portent atteinte à la liberté d’expression et de la presse, consacrées tant par la Constitution belge que par les textes internationaux et la jurisprudence européenne.

Un champ d’application élargi

Les nouvelles dispositions élargissent tout d’abord considérablement le champ d’application des infractions de divulgation et de réception de secrets d’Etat, sans justification suffisante.

Ainsi, notamment, ne sont plus uniquement considérés comme secrets d’Etat les « (…) objets, plans, écrits, documents ou renseignements dont le secret intéresse la défense du territoire ou la sûreté extérieure de l’Etat » (définition de l’ancien Code pénal) mais « les objets, plans, documents ou renseignements qui doivent etre tenus secrets étant donné que leur divulgation est de nature à compromettre la pérennité de l’ordre démocratique et constitutionnel, la sûreté de l’Etat, la défense du territoire, les relations internationales, le potentiel économique ou scientifique du pays, la sécurité des belges à l’étranger ou le fonctionnement des organes décisionnels de l’Etat ».

Un élargissement important, donc, qui fait entrer dans la notion de « secret d’Etat » une série de situations qui n’y figuraient pas auparavant, et qui implique que pourraient désormais être interdites de divulgation et de réception des informations intéressant pourtant directement le public. Une telle formulation permettrait en effet, selon les interprétations, que soient considérées comme des divulgations de secrets d’Etat (et donc que leurs auteurs puissent être poursuivis), la mise au jour de dysfonctionnements au sein d’institutions ou administrations publiques, la dénonciation d’accords commerciaux internationaux, voire de manière plus large toute critique de certaines politiques qui serait perçue comme nuisible au fonctionnement des organes décisionnels de l’Etat, aux relations internationales, au potentiel économique de l’Etat, etc.

Imprécision des termes

Par ailleurs, en raison du caractère imprécis des notions utilisées (par exemple « relations internationales, « potentiel économique ou scientifique », « fonctionnement des organes décisionnels de l’Etat », ou encore les termes de « personne non autorisée » à recevoir ou divulguer des secrets, etc), les dispositions ne semblent pas conformes au principe de légalité auxquelles doivent satisfaire les lois pénales, qui implique que les règles doivent être suffisamment précises et claires, de manière à éviter toute poursuite arbitraire. Le Conseil d’Etat, dans un avis du 23 novembre 2018, et l’Institut Fédéral pour les Droits Humains (IFDH), dans un avis du 5 octobre 2023, avaient déjà fait remonter ces inquiétudes, auxquelles le Parlement n’avait que très partiellement répondu.

Ces imprécisions posent d’autant plus question que, comme l’a plusieurs fois rappelé la Cour Européenne des Droits de l’Homme, les mesures prises pour garantir la sécurité nationale doivent faire l’objet d’une interprétation restrictive par rapport à la liberté d’expression.

Des peines trop lourdes

Nos organisations pointent enfin la disproportion des peines prévues en cas de divulgation, publication et transmission d’un secret d’Etat à des personnes non autorisées (peine de niveau 4, soit un emprisonnement allant de plus de 5 ans à moins de 10 ans d’emprisonnement ou d’un traitement sous privation de liberté de plus de 4 ans à 6 ans au plus) ou de réception délibérée de secrets d’Etat (peine de niveau 3, soit un emprisonnement allant de 3 à 5 ans au plus ou d’un traitement sous privation de liberté de plus de 2 ans à 4 ans au plus). Il nous parait en effet inconcevable que des journalistes, lanceur·euses d’alerte ou ONG puissent être punis de peines d’emprisonnement pour avoir contribué à rendre publiques des informations relevant de l’intérêt général.

Une entrave au travail des journalistes et à la liberté de la presse

Il va sans dire que cette législation, si elle entre en vigueur en l’état, pourrait profondément impacter le travail des journalistes, des ONG et des lanceur·euses d’alerte.

Outre l’impact sur la publication, les dispositions attaquées posent aussi question au stade de la révélation des informations aux journalistes et de la réception de ces informations, fragilisant la protection des sources, pourtant essentielle à la divulgation d’informations sensibles.

L’AJP rappelle que nombre de dysfonctionnements n’auraient pas pu être connus de la société civile s’ils n’avaient été révélés par des journalistes ou des ONG, comme par exemple l’affaire Nethys, les dépenses du Parlement wallon ou le dossier de vente d’armes à l’Arabie Saoudite. Si les dispositions attaquées devaient être appliquées, le traitement de ce type de dossiers pourrait se révéler particulièrement délicat, voire impossible. Il est pourtant évident qu’informer le public de dysfonctionnements étatiques ou de dossiers certes confidentiels mais problématiques est l’une des missions essentielles des journalistes. L’importance de ces missions est d’ailleurs régulièrement soulignée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui rappelle fréquemment le rôle absolument fondamental de la presse dans une société démocratique. Nous insistons par ailleurs sur le fait que celle-ci souligne que le principe de la liberté de la presse protège aussi la diffusion et la réception d’idées et d’informations qui perturbent l’ordre établi.

En outre, comme le relevait d’ailleurs l’IFDH dans son avis d’octobre 2023, nous rappelons que la liberté de la presse est d’autant plus importante lorsque les activités et les décisions étatiques, en raison de leur nature confidentielle ou secrète, échappent au contrôle démocratique ou judiciaire. Le rôle des journalistes, des lanceur·euses d’alerte et des ONG est fondamental. Leur protection doit impérativement être garantie.

La Cour devrait rendre son arrêt début 2026.

Notons que le 27 septembre dernier, un recours similaire a également été introduit, par nos mêmes organisations, contre les dispositions de la loi du 27 mars 2024, qui inscrivent déjà dans le code pénal actuel (qui devrait être remplacé par le Code réformé en 2026), des dispositions quasi identiques aux articles attaqués.

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