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« Renouer avec une fonction citoyenne, philosophique, politique et militante »

27/07/2010

Journaliste, homme politique, écrivain : Jean-François Kahn (72 ans), l’homme qui lança L’Evénement du Jeudi en 1984 et Marianne en 1997 – il en fut le directeur pendant dix ans –, était invité par l’Ihecs et l’UCL en mai dernier, à Bruxelles, pour exposer sa vision de la presse et parler de son avenir. Morceaux choisis.


A propos du journaliste

Il est difficile, quand vous êtes étiqueté, de développer une pensée en marge. Si vous êtes boucher, vous découpez de la viande. Si vous êtes journaliste et qu’on considère que vous avez réussi dans la profession, d’une certaine manière, tout votre personnage est investi là-dedans. Lorsque je me suis présenté aux élections européennes, dans nombre d’interviews, la première question était : pourquoi passez-vous de l’autre côté ? Mais quand vous créez un journal pour défendre des idées, que faites-vous ? Il y a trente ans, personne n’aurait eu l’idée de vous poser ce genre de question, et l’histoire démontre que les journalistes ont souvent été des acteurs de la vie politique : a-t-on demandé à Clémenceau ou à Jaurès s’ils étaient politiques ou journalistes ? Aujourd’hui, la profession journalistique s’est totalement isolée alors qu’à l’inverse, elle devrait être ouverte sur tout. La presse est au cœur de la politique, de la sociologie ou de l’économie ; et cet enfermement de la presse est peut-être une des raisons de la crise qu’elle traverse aujourd’hui.

Sur la crise en France…

La situation de la presse en France est catastrophique. Si on était dans un système réellement libéral, tous les quotidiens devraient fermer, et la majorité des hebdos, pas tous –et encore pour l’instant Marianne –, sans doute aussi parce qu’ils sont tous en déficit : pas Le Canard enchaîné des petits déficits, mais des déficits grecs ! Il y a une tendance à dire que la presse écrite, la presse papier, est morte. Mais les directeurs de presse et les journalistes ne se posent pas la question de savoir s’ils y sont pour quelque chose. Est-ce dû à notre façon de travailler, à notre conception du journalisme, à notre indépendance ? Non, on préfère dire que cette crise est économique et structurelle.

… et les Etats généraux de la presse

L’idée lancée par Laurent Joffrin, le patron de Libération, était celle d’Etats généraux organisés par la profession. J’avais embrayé là-dessus et, dans Marianne, on avait d’ailleurs fait une grande campagne. L’idée était de tout remettre à plat avec les journalistes, les patrons de presse, les distributeurs, les marchands de journaux, les ouvriers du livre. Chacun aurait dû faire son examen de conscience mais on a accepté que ce soit le gouvernement, qui représente la République, qui dise : « Des Etats généraux de la presse ? Bonne idée ! Je vais les organiser ». Finalement, ça n’a été qu’un truc pour que la presse obtienne des crédits de l’Etat. Un corps malade, vous pouvez toujours lui faire des piqûres, il est toujours malade ! Si la presse va mal, vous pouvez toujours lui donner des millions et une fois qu’elle les aura bouffés, elle sera toujours malade. D’autant que ce n’est pas sain. Quand le président de la République retourne cinquante ans en arrière en décidant que c’est lui-même et personne d’autre qui nommera les patrons de chaînes de télé, il n’y a guère de mouvement chez les journalistes or n’y aurait-il pas un rapport entre cette prudence et le fait que ces journaux ne vivent que parce qu’ils reçoivent de l’argent de l’Etat ? Je comprends que vous puissiez avoir des scrupules si vous mordez la main qui vous nourrit.

L’avenir de la presse écrite

On dit que la presse écrite est morte. Je ne le crois pas. On a dû penser ça du théâtre quand est apparu le cinéma. On a dû penser ça du cinéma quand est apparue la télévision. A chaque fois qu’il y a eu un progrès technique, on a toujours pensé ça or ça ne s’est jamais passé. Ce qui est vrai, c’est qu’après le cinéma, on ne pouvait plus exactement écrire comme Sophocle ou même comme Racine. Ce qui est vrai, c’est qu’avec la télévision, vous ne pouvez pas faire tout à fait le même cinéma. L’évolution n’est pas une rupture. Mais en revanche, il a fallu recomposer. Aujourd’hui, la presse se trouve face à une obligation de se remettre en cause et de se recomposer. Ce qui m’inquiète, c’est d’abord le conservatisme qui fait que c’est une telle remise en cause du corps journalistique et de ses méthodes de travail qui font qu’il ne le veut pas.

Questions de gratuité

C’est quand même incroyable, parce que les journaux sont un pouvoir, qu’ils aient accepté la concurrence de la gratuité. S’ils s’y étaient opposés, on n’en aurait pas eu. Non seulement, certains y ont participé en pensant que c’était une façon de se faire du gras en imprimant des journaux gratuits, comme Le Monde l’a fait par exemple. Si un fabriquant décide qu’il va distribuer des baguettes gratuites devant les boulangeries, ça ne dure pas 24 heures ! Si un fabriquant de voitures décide de distribuer des voitures gratuites parce qu’il y a de la pub partout, sur les pneus, les roues, le capot, etc ; les autres entreprises automobiles obtiendraient rapidement que ça ne se passe pas ! Pourquoi cette exception pour la presse ? Le seul produit qui est distribué gratuitement, ça s’appelle un tract. On a donc accepté que le journal soit considéré comme un tract et soit dévalorisé. Après, on s’étonne qu’il y ait une dévalorisation de la profession.

Une autre gratuité, c’est celle d’internet. Comment de grands journaux ont-ils pu se tirer une balle dans le pied en allant jusqu’à mettre gratuitement leurs contenus en ligne ? Pourquoi acheter un journal si vous pouvez avoir par ailleurs et gratuitement ce qu’il y a dedans ? A Marianne, je n’ai même pas réfléchi, j’ai dit : « Surtout ne mettez pas le journal en ligne ! » La presse écrite doit se repenser. Il faut imaginer quelque chose d’autre. Bizarrement, ça renoue avec ce qu’était la presse au XIXe siècle : elle doit renouer avec une fonction citoyenne, philosophique, politique et militante.

Dissonances

Les gens de moins de 35 ans ne comprennent rien à ce qu’on écrit. C’est normal, il y a eu des révolutions technologiques entre nous. On continue à écrire des phrases cicéroniennes qu’ils ne comprennent pas et on n’emploie pas des mots qu’ils connaissent car on ne les connaît pas. Aujourd’hui, on est obligé d’imaginer un nouveau langage.

Décloisonner les rédactions

On ne peut pas continuer avec ces structures arriérées où vous avez cinquante chefs qui ne sortent jamais de leur bureau. Les gars de l’économie et de la finance ne savaient pas qu’en Grèce, il y a des Grecs : c’est dire s’ils doivent être confrontés aux problèmes sociaux. De la même façon, les journalistes sociaux doivent être confrontés au monde économique et financier. Il faut que les journalistes assis fassent du journalisme debout et que ceux qui sont sur le terrain fassent chef pour voir ce que c’est. A Marianne, il y en a un qui couvrait le PS et, quand le PS est devenu fou, il est lui-même devenu de plus en plus fou. Au Monde, le journaliste qui s’occupait de la Défense depuis des années était devenu l’agent d’un complexe militaro-industriel au sein du journal.

La pensée unique des journalistes

Les journalistes ont tendance à parler des mêmes choses, parce qu’ils vivent dans la même ville, lisent les mêmes livres, fréquentent les mêmes endroits. Ils ont tous commencé à l’extrême gauche et ont tous rallié l’orthodoxie néolibérale. Cette unicité de la pensée journalistique donne à penser au public que c’est une caste. Le problème, c’est qu’entre ce que pense le public et ce que pensent les journalistes, vous avez de la marge. Du coup, certains ont inventé la notion de « populisme » : ce qui est mal et sale parce que c’est le peuple.

Le poids de la pub

Le problème n’est plus de plaire ou pas au lecteur : il faut que la pub représente 80% des recettes, d’où la floraison de cahiers thématiques imposés par la pub et qui sont à peine lus. Marianne gagnait de l’argent alors qu’il a été boycotté par la pub et c’est peut-être grâce à ça qu’on a gagné de l’argent. Au lancement du magazine, on avait une forte diffusion mais sans pub. On a donc été obligés de revoir notre modèle et on est sorti d’un système de diffusion monopolistique. Ce qui a fait que quand la pub a désinvesti, il n’y a pas eu d’impact pour nous. Ce qu’il faut faire pour avoir de la pub, c’est ce qu’il faut faire pour ne plus avoir de lecteurs.

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