Lutte contre les procédures-bâillons : l’AJP consultée par le Parlement
Les SLAPP, ces procédures ou menaces de procédures en justice intentées abusivement à l’encontre de journalistes et autres acteur·rices du débat public, ont eu tendance à se multiplier ces dernières années. Suite à l’adoption d’une directive européenne visant à lutter contre ces attaques, une proposition de loi été déposée à la Chambre, prévoyant une protection particulièrement large des victimes. Cette proposition s’inspire du projet de texte rédigé par le groupe slapp.be, groupe d’expert·es visant à lutter contre les SLAPP en Belgique, dont fait partie l’AJP.
Début mars, l’AJP, aux côtés d’autres organisations, a été sollicitée par le Parlement pour rendre un avis sur cette proposition. L’occasion de souligner notre soutien à celle-ci et de faire remonter les impacts délétères des procédures abusives sur les journalistes et leur travail.
Les SLAPP, définition et évolutions législatives
Les SLAPP (pour Strategic Lawsuits against public participation), ou procédures-bâillons en français, constituent des actions en justice, ou des menaces d’actions en justice, engagées contre des acteurs et actrices du débat public (journalistes, lanceurs et lanceuses d’alerte, activistes, etc) dans le but de les intimider ou de les faire taire. Qu’elles émanent d’entreprises ou de personnalités politiques, ces attaques ont eu tendance à se multiplier de manière inquiétante ces dernières années, en Belgique notamment, où elles ont été dénoncées par diverses organisations, notamment l’AJP, la FEJ, le CDJ, la Ligue des droits humains ou encore l’Institut fédéral pour la protection et la promotion des droits humains.
Signal de l’urgence à légiférer sur ces matières, une directive européenne a été votée en 2024, qui prévoit diverses mesures pour protéger les cibles de procédures stratégiques, notamment le rejet rapide d’une action en justice manifestement abusive et infondée, et l’indemnisation de ses victimes. Bonne nouvelle pour la Belgique, qui ne possède pas d’arsenal juridique spécifique à la lutte contre les SLAPP. Deux bémols néanmoins : la directive se limite à la procédure civile (à l’exclusion notamment des matières pénales), et ne s’applique qu’aux litiges transfrontaliers, excluant la majeure partie des actions à l’encontre des journalistes. Deux recommandations, de la Commission européenne et du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, exhortent néanmoins les États à étendre ces garanties à leurs litiges nationaux et à toutes les procédures. La Directive doit être transposée en droit belge pour mai 2026.
Au niveau belge, le groupe slapp.be, groupe de travail réunissant des expert·es, avocat·es, académiques, (organisations de) journalistes, dont font notamment partie l’AJP et son homologue néerlandophone la VVJ, a travaillé sur un modèle de loi transposant cette directive. Celui-ci prévoit entre autres, en droite ligne avec les recommandations européennes, un champ d’application large à la protection des victimes, l’ouvrant aux procédures tant civiles que pénales, et tant transfrontalières que purement nationales. Il prévoit également l’indemnisation des victimes et que soit assuré un soutien juridique, psychologique et technique à celles-ci. Présenté aux différents représentant.es politiques en février 2025, ce projet a servi de modèle au groupe Ecolo-Groen, qui l’a traduit en proposition de loi et soumis au Parlement.
Proposition de loi : consultation de l’AJP
Consultée par la Commission Justice de la Chambre, l’AJP a remis, le 24 mars dernier, un avis sur la proposition de loi, apportant son soutien au projet de texte qu’elle considère plus que bienvenu dans un contexte de multiplication des attaques envers les médias et les journalistes.
Nous saluons particulièrement l’application large de ses dispositions aux procédures tant nationales qu’internationales, tant civiles que pénales. Cet avis est également l’occasion de rappeler au Parlement les conditions de travail des journalistes, les entraves qui y sont faites, et l’impact concret des procédures-bâillons sur la pratique journalistique.
Nous y insistons particulièrement sur les éléments suivants :
- Les attaques et les pressions contre les journalistes en Belgique sont une réalité
Nous constatons une recrudescence des pressions, poursuites et menaces de poursuites à contre les journalistes dans l’exercice de leur mission d’information.
Rien qu’en Belgique francophone, du seul point de vue judiciaire, un nombre anormalement élevé d’actions en justice à l’encontre de journalistes ou de médias a été observé ces derniers mois, dénoncées par des instances tant nationales qu’internationales pour leur caractère abusif. Nous insistons également sur la multiplication inquiétante des cas de recours à la justice dans le but d’interdire préventivement des publications, au mépris total de la Constitution.
Outre les procédures judiciaires, des cas d’intimidation nous sont régulièrement rapportés, exercés majoritairement par des personnalités politiques ou des entreprises : menaces de poursuites longues et couteuses, campagne de décrédibilisation, harcèlement, menaces envers les sources, etc. L’effet de telles intimidations est concret : les journalistes ou les rédactions hésitent à publier des infos pourtant d’intérêt général, voire refusent de les publier. D’autres journalistes quittent la profession.
- Les attaques sont souvent locales
Nous insistons sur le caractère non seulement national mais souvent spécifiquement local des attaques envers les journalistes en Belgique. Qu’elles émanent de représentant·es communaux·les ou d’entreprises implantées au niveau régional, les poursuites ou pressions observées sont souvent le fait d’acteurs jouant spécifiquement sur leur réseau et leur proximité avec les journalistes pour les intimider. Cet élément confirme la nécessité d’une application des dispositions de la Directive aux litiges nationaux.
- Les journalistes victimes sont majoritairement indépendant·es
En raison du principe de responsabilité en cascade d’application en droit belge (qui implique que, lorsque l’auteur d’un article est connu, il en est seul responsable), les journalistes attaqué·es en justice le sont en leur nom propre, devant se défendre seuls face à des acteurs possiblement démesurément plus puissants et préparés qu’eux. Ce rapport de force est d’autant plus déséquilibré que les victimes de telles procédures (journalistes de temps long, d’investigation, etc) sont le plus souvent des journalistes indépendant·es. Ne pouvant compter sur l’assurance de revenus réguliers ou le soutien d’une rédaction, ces journalistes sont particulièrement impacté·es et fragilisé·es par des procédures abusives à leur encontre.
- Un soutien individuel juridique, financier, psychologique et technique des victimes est nécessaire
Face à la technicité et à la pression, financière et mentale, de procédures judiciaires lourdes et abusives, les journalistes ont un besoin évident de soutien externe et professionnel, tant en termes financiers que d’expertise (juridique, technique, psychologique).
Nous soutenons donc la proposition de loi, qui prévoit la prise en charge de la défense en justice des journalistes, de même qu’un soutien technique et psychologique de ceux-ci et celles-ci.
Le projet de texte attribue cette tâche à l’Institut fédéral pour la protection et la promotion des droits humains (IFDH). Si l’IFDH nous parait une institution indiquée pour assurer ces missions, nous soulignons la nécessité d’indépendance décisionnelle d’une telle structure vis-à-vis des pouvoirs publics, ainsi que la nécessaire articulation de sa compétence de soutien avec les pratiques d’ores et déjà existantes des unions professionnelles. L’AJP et la VVJ assurant depuis des années le soutien et la défense des journalistes, elles disposent en effet d’une expertise, de compétences et d’un réseau efficaces en la matière, qu’il convient de pouvoir continuer à proposer aux journalistes. Nous insistons donc sur la nécessaire collaboration entre les structures sur ce sujet. Un principe sur lequel toutes les organisations sont d’accord ; restera à en discuter les modalités, en fonction également des dispositions qui seront finalement adoptées au parlement.
Jil Theunissen, juriste AJP
Lire aussi :
Textes européens :
- Directive 2024/1069
- Recommandation 2022/758 de l’Union Européenne sur la protection des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives («poursuites stratégiques altérant le débat public»)
- Recommandation CM/Rec(2024)2 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur la lutte contre l’utilisation des poursuites stratégiques contre la participation publique (poursuites-bâillons)