La rage anti-journaliste en quatre leçons
Article publié dans Journalistes n°137, mai 2012.
« Si la presse n’existait pas, il ne faudrait pas l’inventer ». Rien n’a changé depuis la saillie assassine de Balzac, figure de proue d’une spécialité bien établie : la hargne à l’égard des journalistes qui déplaisent parce qu’ils ont exercé leur métier en authentiques libres penseurs, loin des croisades des uns et du militantisme des autres. Rien n’a changé sauf la faculté de répandre le venin à très grande vitesse, et le sens stratégique de certaines officines en tenue de combat. Le phénomène, lui, fonctionne toujours sur les mêmes ressorts.
1.
On commencera par l’invective (on se souvient p.e. du « pétasse » de Jean-Claude Van Cauwenberg) dont la dernière campagne présidentielle française ne fut pas avare. Médaille d’or au candidat Mélenchon traitant notamment un intervieweur de « refoulé politique de la petite bourgeoisie » avant d’élargir le spectre de son mépris à « votre sale corporation » et « ton métier pourri ».
2.
Au stade suivant, il faudra frapper là où ça fait mal : la crédibilité et l’indépendance du journaliste. On l’accusera, selon les cas, d’écrire sous la dictée d’un puissant (« les médias européens sont verrouillés par décision politique », dixit Metula News Agency, un média israélien « de ré-information »), de manipuler volontairement l’opinion (le « Goebbels » de Moureaux) ou de s’être livré à une mise en scène. Correspondant de France 2 en Israël, Charles Enderlin fait injustement les frais, depuis 12 ans, de cette accusation à propos des images du petit Mohammed tué lors de l’intifada de septembre 2000. Dans ce même registre, la référence à Goebbels servit aussi en 2003 lorsque 164 plaignants de la communauté juive intentèrent un procès contre la RTBF pour une erreur – reconnue et corrigée par la télévision – dans une séquence du JT à propos d’incidents à Bethléem (Cisjordanie). Le service public et ses trois journalistes cités furent acquittés.
Dans son jugement du 20 avril 2004, le tribunal correctionnel de Dinant relevait « qu’en l’espèce, tant l’élément intentionnel que les éléments matériels constitutifs de l’infraction d’incitation à la haine raciale font défaut » et que « l’antiracisme ne peut et ne doit être transformé en instrument de censure intellectuelle, politique et morale »…
3.
Sans aller jusqu’au procès, il suffit d’enfermer définitivement – et de préférence publiquement – le journaliste dans le statut de propagandiste borné. Qu’il dénonce les exigences de l’islamisme, et le voilà islamophobe ; qu’il critique le gouvernement israélien et il sera antisémite ; qu’il approuve la politique d’une autorité Hutu (ou Tutsi, selon la région) et il devient le suppôt des génocidaires ; qu’il s’intéresse aux Kurdes et c’est à coup sûr un ennemi d’Ankara.
4.
Stade ultime : entrer en guerre, désigner à la vindicte certains médias « ennemis », donner leurs coordonnées et orchestrer une campagne permanente sur le Net.
La rage antimédiatique sévit-elle davantage que jadis ? Non, mais elle se contracte plus facilement. Eric Mettout observe sur son blog de Lexpress.fr qu’internet et les médias sociaux ont changé les modes de relation entre journalistes et politiques, et favorisé leurs empoignades. La réactivité accrue des premiers combinée à la perte de distance (et de prestige) des seconds peut donner un mélange assez explosif. Et si une blessure à l’amour propre n’est pas mortelle, l’autocensure, elle, est un dommage collatéral inquiétant. A la sortie de son livre « Est-il permis de critiquer Israël ? » (Laffont), le Français Pascal Boniface confiait au Soir que « de nombreux intellectuels et journalistes préfèrent ne plus parler du sujet ». La question doit hélas être actualisée et élargie : est-il permis de critiquer une religion, une idéologie, une pensée dominante ?
Jean-François Dumont