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Journalisme : entre burn-out et utopie sociétale

16/03/2009

Cette carte blanche de Martine Simonis, secrétaire générale de l’AJP, a été publiée dans Le Soir du 12 mars 2009, dans le cadre d’une série consacrée à la presse et son avenir : www.lesoir.be/forum/cartes_blanches/


Selon une récente étude menée en Flandre, le journalisme est la troisième profession la plus exposée au burn-out : près d’un journaliste sur trois est en état d’épuisement professionnel. La crise économique et sociale qui traverse nos journaux risque d’atteindre une bonne partie des autres, si elle ne les laisse pas tout simplement au bord du chemin.

Kanar

Illustration : Kanar

Il y a dix ans exactement, plus d’une centaine de journalistes salariés ont été licenciés dans la presse francophone, et au moins autant de journalistes indépendants ; à l’époque, il n’y eu ni cartes blanches, ni grand débat, ni prémisses d’Etats généraux de la presse : une crise au monoxyde de carbone, une silencieuse assassine qui n’avait pourtant pas frappé que des épuisés professionnels.

Internet n’y était pour rien, il était bébé et ne bruissait pas encore de ses circuits parallèles performants. Aujourd’hui, voilà au moins une raison de se réjouir, la crise est sur la place publique, les médias parlent d’eux-mêmes, les journalistes expliquent leur métier, les patrons défendent le leur, certains avec des chiffres ronds, d’autres avec un mépris assumé pour ceux qu’ils épuisent. Sale temps pour les journalistes de la presse écrite ? Entre le papier, le net, la photo, leur charge de travail explose, leur métier est en profonde mutation.

Journalisme au rabais

Les modes d’écriture journalistique se succèdent mais les journalistes seraient toujours trop longs, trop prétentieux, trop mono-média. Ils seraient aussi et depuis longtemps trop chers, trop barémisés, trop en congés, eux dont le salaire moyen flirte tout juste avec celui des enseignants. Et aussi trop critiques, trop cyniques, pas assez dans le rang, pas assez dociles, jamais contents… Sans parler des tâches techniques à intégrer, des journées entières derrière l’écran, des évaluations et autres entretiens de fonctionnement. De quoi être épuisé avant l’âge… Vous dites ? Je noircis le trait ? Oui, mais à peine. D’abord tout ce qui précède ne s’applique évidemment pas au Soir, sinon ce papier n’y serait jamais publié :-). Ensuite il n’y a pas beaucoup de patrons méprisants ou brutaux, seulement l’un ou l’autre. Enfin, je n’évoquerai pas ici l’histoire du racket fiscal qu’un (autre) éditeur tente de pratiquer aux dépens des journalistes indépendants. Ah oui, les indépendants… On l’a déjà dit, et même écrit (« Le Livre Noir des Journalistes indépendants« , JF Dumont, édit. Luc Pire/AJP), leur situation est encore plus déprimante.

Mais revenons à la crise actuelle, sinon ce quotidien va vous tomber des mains. Elle n’est pas neuve : des centaines de journaux ont disparu en Europe. Mais elle est aggravée, par une fragilité accrue de son modèle économique et par l’incapacité manifeste de ses managers, ici et ailleurs, à en trouver rapidement de nouveaux. Il faut toutefois relativiser : le Persgroep, qui impose à De Morgen, un de ses titres phares en progression constante, une diminution d’un tiers des effectifs rédactionnels, achète dans le même temps, le groupe de presse hollandais PCM.

Il y a quinze ans déjà, un éditeur m’asséna cette leçon d’économie appliquée : « Acheter un journal, c’est un investissement. Payer des journalistes, c’est une dépense !« . Bernard Poulet évoque dans son dernier livre (« La fin des journaux et l’avenir de l’information« , Gallimard) le « journalisme au rabais » que provoque cette conception dramatique de l’entreprise de presse.

Changer le modèle

Journalisme au rabais ? Mais qui donc en voudrait ? Et si on changeait le modèle ? Si on pariait sur la valeur ajoutée des professionnels de l’information, préalable à tout redéploiement des entreprises de presse ? Cessons de licencier les journalistes expérimentés, payons-les correctement. Attirons les talents, gardons nos cerveaux et nos plumes. Organisons la formation permanente. Réduisons la pression de la charge de travail : laissons le temps aux professionnels de faire leur métier correctement. Respectons leurs droits d’auteur. Revitalisons la déontologie et reparlons de la responsabilité sociale des médias. Revalorisons le rôle des rédacteurs en chef, pour leur donner davantage de poids face à leur direction. Dans ce modèle, il n’y a pas de place pour la brutalité sociale ou les recettes éculées d’économie appliquée. Rapatrions les moyens générés par les activités connexes des groupes de presse pour soutenir leurs activités éditoriales, sans lesquelles ils n’auraient aucune visibilité. Aidons les éditeurs qui misent sur l’emploi, repensons et augmentons les aides à la presse dans cette perspective, en veillant à renforcer les statuts des rédactions afin d’en assurer l’indépendance et l’autonomie. Un modèle utopique ? Ou celui qui évitera le burn-out de tout le secteur ?

Martine Simonis
Secrétaire générale de l’AJP

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