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« Je » est une marque

17/06/2010

Traditionnellement exclu des rédactions, le « je » resurgit par le biais des journalistes-blogueurs. Ceux-ci se perçoivent comme des marques, identifiables et indépendantes de leur entreprise. Voici l’ère du personal branding

Version « longue » de l’article du même titre publié dans Journalistes n°116 (juin 2010) + références bibliographiques


Par Mathieu Simonson, doctorant en sociologie, cellule interdisciplinaire de Technology Assessment (Cita), FUNDP Namur

Le “Je” resurgit aujourd’hui là où on le tenait pour la chose la plus “haïssable” qui soit (Agnès, 2008) : dans les redactions. Et il apparaît sous une forme inattendue; celle d’un produit manufacturé, d’une marque individuelle (personal brand). Aujourd’hui, de nombreux journalistes-bloggeurs se perçoivent en effet – littéralement – comme des marques, cherchant à être rendues identifiables, indépendamment de l’entreprise qui les emploie.

Le concept de personal branding remonte à la fin des années nonante. Tom Peters, Peter Montoya et Stedman Graham en sont alors les principaux réprésentants. Leur ambition : conduire le travailleur à exploiter, par Internet, les mécanismes permettant d’affecter stratégiquement l’opinion que l’on se fait de lui et de son travail. Il faudra attendre le development du Web 2.0 pour que le concept prenne réellement son envol. Avec l’apparition des blogs et des réseaux sociaux, la communication de soi – alors qu’elle ne pouvait autrefois se transmettre qu’auprès d’audiences inertes – finit par trouver un écho au sein de publics réactifs ou participatifs.

Aux yeux des journalistes, le blogging apparaît alors à la fois comme une menace pour la profession et comme un nouveau terrain stratégique, que certains choisissent d’investir, en reprenant bien sûr à leur compte la rhétorique des personal branders. « Peut-être que la blogosphère est le lieu où les gens vont mieux exprimer leur identité, et peut-être, leur marque« , s’interroge un journaliste de télévision. « Quelque part, tout le monde est en train de devenir une marque« , poursuit-il, en insistant sur sa volonté d’utiliser le blog comme la « vitrine » de sa marque. Un endroit où des expériences professionnelles éparses peuvent trouver une cohérence, une unité. Pour un journaliste, faire le récit de sa vie professionnelle – sur un blog ou un réseau social – offre, outre le bénéfice d’un retour critique sur son propre travail, celui d’une plus grande visibilité personnelle ; laquelle peut éventuellement se traduire par le tissage nouvelles relations de confiance, et donc la création de nouvelles opportunités de carrière. S’ouvre ainsi un champ d’interaction nouveau que certains n’hésitent pas à qualifier de marché de la personnalité (personality market).

Comme dans tout marché qui se respecte, on y gagne à développer un produit original et « authentique ». Il s’agit pour chaque travailleur de se différencier, ou de s’extraire de la masse : premièrement, en mettant publiquement au clair ce en quoi consiste sa propre « valeur ajoutée », ce qui peut le rendre unique et indispenable aux yeux de ses actuels et futurs collaborateurs ; deuxièmement, en créant un impact durable auprès de son public ; troisièmement en soignant sa réputation ; et quatrièmement, en s’efforçant de maintenir et renforcer le statut de son produit, ou son « statut de produit », aux yeux du public.

Au coeur de ce processus, les qualités de l’individu sont censées être mises en évidence, et puis mises à l’épreuve (formative evaluation); avec pour critère de jugement, l’approbation d’un vaste public d’internautes, en partie anonymes, et généralement distincts de milieu professionnel. L’auto-gestion des ressources humaines : entre indépendance et précarité.

Le personal branding n’est pas qu’une affaire de marketing, c’est aussi une “réponse communicationelle à l’incertitude économique” (Lair et al., 2005: 309). Quand l’individu ne parvient plus à se satisfaire de la sécurité que lui offre l’institution qui l’emploie, il ne lui reste souvent qu’à s’imposer lui-même comme sa propre institution : sa propre entreprise, son propre media ou sa propre marque. Un journaliste-bloggeur reconnaît par exemple: “Si [mon employeur] m’avait viré en 2005, par exemple, j’avais rien. Je veux dire: j’étais pas connu, je disparaissais, [je] n’existais plus. Car je n’étais pas une marque. Depuis le blog, je suis devenu une marque totalement indépendante [du journal]”.

Ainsi, il n’y aurait plus lieu de critiquer l’idée de la marchandisation, de la force de travail du journaliste, pour la bonne et simple raison que cette force de travail est à présent une marchandise qui lui appartient. Internet rendrait en effet aux employés la propriété de leur propre travail. Un contexte dans lequel, le PB devient, pour les journalistes, un moyen se diriger soi-même, d’assumer par soi-même la découverte, l’exploitation, la préservation et la reproduction de ses propres ressources humaines. « [Je] deviens une marque, précise l’un d’entre eux, ma propre marque. Je me vends.
Mais, je peux d’autant mieux me vendre que je connais le produit. Je connais ses avantages. Je connais ses défauts. Je peux adapter ma production. »
. Si Internet permet, en effet, à certains journalistes d’auto-gérer une partie de leur travail, il faut garder à l’esprit que ce n’est – le plus souvent – que sous la forme d’activités auto-administrées, effectuées hors du cadre du droit du travail, et sans rétribution financière, si ce n’est, peut-être, sous la forme, précaire, de dons d’internautes. Cette activité « centrales à la vie professionnelle » qu’est le récit de soi, ne prend donc pas la place qui leur revient au sein de la journée de travail des journalistes : elle vient juste s’y surajouter.
Dan Schawbel est d’ailleurs le premier à le reconnaître : c’est « à la fin de votre journée [que] le succès du personal branding repose entre vos mains« .

Le self-help : bouleversement de la limite entre vie professionnelle et vie privée

Le PB – cet outil de marketing destinés à s’appliquer à l’univers professionnel – finit souvent par se transformer en un outil d’auto-gestion des ressources humaines, applicable à « la vie elle-même ». Le personal branding devient souvent une forme de self-help, de travail sur soi (work on the self). Dans ce processus, de manufacture de soi – dont le spécialiste du PB Dan Schawbel s’amuse à dire qu’il peut vous autant « construire » que vous « briser » (can make you or break you) – le maître-mot c’est celui « transparence ». Il s’agit de rendre l’opacité de sa vie professionnelle visible, de dévoiler ses principes de production.

Ce glissement – du marketing personnel à l’auto-gestion des ressources humaines, et de l’auto-gestion des ressources humaines au self-help – ne risque-t-il pas de bousculer la frontière entre vie professionnelle et vie privée ? Le journaliste-bloggeur se sert en effet d’outils qui changent la frontière entre temps libre et temps de travail. Et son public a en effet accès – sur les sites personnels, les blogs et les réseaux sociaux – à des informations qui relèvent, souvent, à la fois de la profession et de la vie personnelle. Toutefois – pour les journalistes qui bénéficient déjà d’une forte visibilité – le PB offre aussi la possibilité de contrôler son image. L’un d’eux, journaliste pour une chaîne de télévision publique, affirme par exemple : « je préfère cent fois organiser ma publicité, dans le sens rendre public des choses, parce que comme ça, ça me permet de savoir exactement ce que je veux garder privé« .

Un avantage ou une menace pour l’entreprise ?

Le personal branding d’un journaliste, c’est à la fois un atout, et une menace pour l’entreprise qui l’emploie. C’est d’abord un atout, en ce sens qu’il peut renforcer la confiance du public, offrir à l’entreprise un visage humain, et générer des dynamiques nouvelles, en termes de débat et de compétition, notamment. A ce titre, il intéresse – non seulement les freelancers et les petits employés – mais aussi certains entrepreneurs: car il peut venir saper ce que l’organisation contient de « trop rigide », de “trop acquis”, de trop sûr, de trop institué…

De façon un peu plus cynique, on peut aussi reconnaître que le blogging a l’avantage d’être un travail qui, est utile à l’entreprise, sans rien lui coûter. En Belgique, où le blogging reste assimilé à un « hobby », rares sont – en effet – les journalistes qui obtiennent une contrepartie financière en échange de leurs posts. Le quotidien La Dernière Heure a toutefois fait une exception, en 2008, avec le bloggeur Mateusz Kukulka : « J’ai commencé, un mois après on a dit qu’on allait me payer, deux mois après on m’a dit qu’on me payerait 250 euros brut par mois, ce qui est pas beaucoup (rire) mais je me suis dit… si ça devient indispensable, ils payeront normalement« .

Voilà pour ce qui est des avantages. Mais le personal branding est aussi une menace pour l’entreprise. Car, en même temps que celle-ci profite des innovations, de la visibilité et la reconnaissance générees par certains de ses employés, elle assiste, impuissante, à un accroissement de leur degré d’autonomie. Elle prend, ainsi, le risque de laisser ses meilleurs éléments agir de leurs propres forces, indépendamment de leur environnement
professionnel. Bref, de les laisser partir. « [E]n réalité – conclut un journaliste de quotidien français – on devient nos propres marques, complètement indépendantes de celle du journal. Et c’est très dangereux pour le journal parce que le jour où on décide de partir, y a plus rien pour le journal, mais nous on continue à exister indépendamment du journal. Or, c’est le journal qui nous a fait. On existerait pas si le journal ne nous avait pas créés« .


Bibliographie

  • • Graham S. (2001), « Build Your Own Life Brand! A Powerful Strategy to Maximize your Potential and Enhance your Value for Ultimate Achievement« , New York, The Free Press.
  • • Hearn A. (2008), « Meat, Mask, Burden: Probing the contours of the branded self« , in Journal of Consumer Culture; 8 (consulté le 16 juin 2010)
    http://joc.sagepub.com/cgi/content/abstract/8/2/197
  • • Lair, D., Sullivan, K. and Cheney, G. (2005), « Marketization and The Recasting of the
    Professional Self: The Rhetoric and Ethics of Personal Branding
    « , in Management Communication Quarterly, 18(3), pp. 307–43.
  • • Montoya, P. (2002), « The Personal Branding Phenomenon: Realize Greater Influence, Explosive Income Growth and Rapid Career Advancement by Applying the Branding Techniques of Oprah, Martha and Michael. » Personal Branding Press.
  • • Peters T. (1997), « The Brand Called You« , in Fast Company (consulté le 16 juin 2010), http://www.fastcompany.com/magazine/10/brandyou.html
  • • Schawbel D. (2009), « Me 2.0, Build a Powerful Brand to Achieve Career Success« , New York, Kaplan.
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