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Forces et limites du dessin de presse

20/10/2005

Une version courte de cet article a été publiée dans le n°64 de Journalistes (octobre 2005)

Le pape Benoît XVI brandit son index en assénant : « nous afons les moyens de fous faire prier »… Dans un cimetière royal, du fond de sa tombe, Astrid demande à Léopold III : « c’est qui celle-là ? », à propos de Lilian. Ces deux dessins furent jugés indésirables par les rédactions belges. Se confondant avec l’histoire de la grande presse, les cartoons ont depuis longtemps la vocation d’aller chercher le public par la main, de lui déformer la réalité en quelques traits pour qu’il puisse mieux se l’approprier en souriant. Mais parfois la caricature dérange. C’était l’objet d’un colloque et d’une exposition à Louvain-la-Neuve(1).

Partie de notre paysage médiatique, le dessin de presse présente plus d’une ambiguïté. D’une part, il relève d’une sorte d’agrément public implicite : quelle humiliation pour un politique d’être ignoré par la caricature ! Cette absence équivaut presque à un discrédit. Mais le cartoon possède aussi une capacité de frapper « exactement là ou ça fait mal » qui le rend parfois redoutable. Il lui arrive alors de susciter la crainte, un peu à la manière d’un éditorial.

Justesse de la caricature

Si cette polyphonie du dessin de presse existe, c’est d’abord parce qu’il s’agit d’un… dessin. C’est-à-dire une lecture subjective du monde, une lecture marquée d’emblée du sceau de l’imaginaire. Le cartoon constitue une manipulation graphique volontaire pour mieux manifester une interprétation de la réalité, pour faire partager visuellement une opinion. C’est une image en actes, une image signée par nature: quelqu’un vient de passer par là

La caricature se distingue ainsi par son intention de déformer les caractéristiques d’un visage ou d’un corps, d’amplifier les défauts tout en préservant la possibilité d’identifier le personnage concerné. Mieux, elle est souvent plus « vraie » que nature. Tel est son paradoxe : c’est en s’éloignant de la représentation figurative « réaliste » qu’elle acquiert sa justesse, sa vérité. C’est en déformant qu’elle se rend conforme au personnage ou plutôt à la personnalité qui s’en dégage. Non pas le réel, mais une vérité dans l’interprétation graphique. C’est ce qui nous rend le Verhofstadt de Clou plus « vrai » que dans nombre de clichés. Ou plutôt, plus juste, car la justesse est une qualité qui convient mieux ici que l’opposition du vrai et du faux. Dégagé du servage de l’imitation qui affecte souvent la photographie, le cartoon cherche la ressemblance non pas dans la copie conforme mais dans cette faculté du trait à rendre immédiatement présent et reconnaissable. À incarner. Mobilisé par une expression d’humeur, le dessin caricatural s’accommode bien de l’esquisse rapide, du mouvement direct. « Vous savez, je peux dessiner mieux que ça, avoue Pierre Kroll, mais c’est important de préserver une impression de premier jet, de spontanéité dans le coup de crayon ».

Cette illusion de spontanéité et cet effet d’esquisse, d’inachèvement dans l’urgence sont propices à emporter la participation du lecteur. Celui-ci devient une sorte de partenaire appelé à relayer le geste graphique, à réagir activement face à cette interprétation «engagée» qui lui est proposée.

Railler et rallier

Pour expliquer la vocation du dessin de presse, on suggère parfois la comparaison avec la mission remplie jadis par le fou du roi. « C’est une peu une tarte à la crème, s’insurge Kroll, car c’était le fou de la seule personne royale, c’est loin d’être notre cas et on peut croquer à notre façon toute l’actualité ». Il demeure néanmoins quelques affinités troublantes, ne serait-ce que parce que cartoonistes et fous du roi sont tous deux chargés de… charger. C’est l’étymologie même du mot « caricature ». Par contrat, leur rôle consiste à sélectionner et à exagérer certains traits selon l’angle choisi.

Par ses extravagances, le fou du roi avait lui aussi pour mission de dénoncer, de ridiculiser impunément les travers et les agissements des autorités. Mais, en même temps, cette reconnaissance de statut tendait à rendre inoffensive, ou du moins à diminuer la portée de son discours : comme le caricaturiste, n’est-il pas qu’une sorte d’amuseur bien intégré dans le système ? Peut-être bénéficient-ils tous deux d’une tolérance dès lors qu’ils n’ont pas la prétention de sortir de leur rôle et qu’ils ne cherchent pas à tirer toutes les conséquences de leurs sarcasmes. Comme si le droit de transgresser se mesurait à l’aune d’une relative irresponsabilité.

Si le dessin de presse constitue une image qui raille et dénonce, il est en même temps une image assez consensuelle : elle cherche à rallier sous le signe de la complicité et de l’humour une part élargie de la communauté des lecteurs, même ceux qui ne partageraient peut-être pas l’équivalent verbal de cette prise de position iconique.

Le droit à la caricature rugueuse

Le dessin de presse incarne donc, à sa manière, le rêve de liberté d’expression sans limites de nos démocraties. Quoique. Ce n’est pas toujours évident si l’on observe la situation aux USA, un pays qui aime justement s’autoproclamer la plus grande démocratie du monde
Ainsi, quelques semaines avant l’intervention américaine en Irak de 2002, le dessinateur Jeff Parker présente dans le Forida Today un George Bush juché sur un char d’assaut et entrant avec fracas dans le congrès américain. Ce qui lui vaut les pires ennuis. C’est que, depuis le 11 septembre 2001, la liberté du coup de crayon ne semble plus la même pour les cartoonistes américains. Steve Benson, considéré comme l’un des meilleurs dessinateurs politiques, évoque « une pression énorme pour nous faire suivre la ligne éditoriale patriotique que lecteurs et publicitaires ont définie ». Accusé de trahison, Benson recevra plusieurs menaces de mort. Certains de ses collègues, tel Art Spiegelman, préfèrent démissionner vu l’impossibilité de remplir leur mission graphique. Bien sûr, un contexte de guerre place toujours en veilleuse la liberté d’expression publique. Mais on peut néanmoins s’interroger sur cette forme « censure », ou à tout le moins d’autocensure.

Sous nos belges latitudes, les cartoonistes semblent posséder une liberté d’expression respectable. « Avec en plus, s’enthousiasme le dessinateur Johan de Moor, une sorte de drôlerie surréaliste de la matière première de notre pays : quand Van Cau se met à pleurer au conseil communal de Charleroi, c’est tellement miraculeux pour pourrait croire que c’est du chiqué ». Cependant, de nombreuses livraisons montrées dans notre exposition des « interdits » sont restées inédites ou ont subi la quarantaine du frigo parce qu’elles n’ont pas été jugées caricaturalement correctes. Dans un contexte déterminé, et malgré la marge d’exagération propre au genre d’expression lui-même, on les considéra comme indécentes. Dans le sens large du terme : ce qui est déplacé, ce qui est supposé « choquer par exagération et démesure ». On écarte donc ce qui est évalué comme non adapté à la lisibilité, à l’esprit et la vocation du journal, à sa ligne éditorialiste, à la sensibilité de son public ou, plus largement, à l’air du temps. Règle générale : on évite ce qui risque de heurter sans qu’un consensus public ne parvienne à atténuer ce heurt. Selon l’appréciation des responsables éditoriaux, voire des dessinateurs eux-mêmes, la portée subversive, le côté transgressif du dessin refusé ne se trouvent pas suffisamment compensés par sa portée humoristique, sa puissance évocatrice.

À cela s’ajoute notamment la frilosité affectant certains sujets en fonction de l’intensité dramatique de l’actualité. On refuse ainsi certains dessins ironisant sur le tsunami, au moment où celui-ci projetait son traumatisme à la Une de tous les médias. C’est ce que Benoît Grevisse appelle une situation d’émotion oblitérante. En Belgique, et au-delà de la question classique des frontières de l’obscénité, on peut constater une prudence certaine à l’égard de nos « vaches sacrées » : la famille royale et, dans une moindre mesure, la religion.

Dans la pratique, les cartoons font souvent l’objet d’un dialogue entre l’auteur et la rédaction : suggestions, propositions et retouches éventuelles. Ainsi, dans Le Soir, au moment de l’élection du nouveau pape, le dessin de Cost présentant un cardinal assis aux toilettes a été recadré, afin de rendre les lieux moins identifiables.

Avec sa spontanéité et son effet d’inachèvement dans l’urgence, avec sa rugosité plus ou moins marquée dans l’expression d’humeur et/ou d’humour qui les caractérise, les dessins de presse demeurent des machines à la fois dérisoires et efficaces pour nouer une relation privilégiée avec le lecteur. Ce que d’aucuns redoutent dans les cartoons, c’est peut-être cette force d’adhésion complice, moteur des contre-pouvoirs.

Philippe MARION
Professeur à l’EJL

(1) « Forces et limites du dessin de presse », colloque organisé par l’Ecole de journalisme de Louvain (EJL) et la Maison des Ardennes brabançonnes à Louvain-la-Neuve, le 30/09/05. L’exposition « Celles que vous n’avez jamais vues, les caricatures refusées » s’est tenue au Forum des Halles, jusqu’au 2 octobre 2005.

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