Ce qu’internet fait à l’information ? Ce que les journalistes veulent bien qu’on lui fasse !
Comment garantir encore des médias libres et indépendants, en Europe, à l’heure d’internet ? C’est le projet MEDIADEM qui combine recherche pluridisciplinaire et rencontres avec les décideurs, les acteurs du monde des médias et la société civile.
Le projet européen Mediadem comporte un volet belge qui s’est ouvert le 29 novembre 2010 sur une rencontre dont le thème était : « Ce qu’internet fait à l’information ». Pierre-François Docquir (Centre Perelman de philosophie du droit, ULB) démarra sur l’affaire du jour : Wikileaks ou l’expérience de sources qui révèlent des infos confidentielles tout en gardant leur secret. A rapprocher du journalisme coopératif et du journalisme numérique, en réseau et cela donne une info produite par des sources anonymes, diffusée par le mouvement militant Wikileaks, attendue et commentée par des journalistes de médias traditionnels. Nous sommes bien dans le registre de l’info nourrissant un débat d’intérêt général couplée à une conversation publique dans laquelle le citoyen exerce son esprit critique, et donc un exercice de démocratie.
L’info est aussi produite par le public
« Nous sommes en 2010 et vous regardez l’ancêtre d’internet« , disent les Guignols de l’info. Tous les moyens d’info coexistent, souligne P.-F. Docquir. Les temps se mélangent. La liberté d’expression, et de presse sont toujours des lieux de tension. L’internet est un média de masse individuel, paradoxe souligné par l’orateur, ce qui introduit un changement radical à comparer à l’idéologie libertaire. Avant, le public était le réceptacle d’une information produite par les médias en concurrence. A présent, elle est aussi produite par le public lui-même. Il s’agit d’un gain réel pour la liberté d’expression, ce qu’on appelle la « démocratie internet ». Faire émerger l’info pertinente était le monopole des médias traditionnels, à présent les individus peuvent agir aussi. Mais les sites des médias restent les plus visités. Ainsi que les médias sociaux mais sur recommandation des « contacts », ce qui représente une réelle émancipation par rapport au contrôle de l’espace public par les médias de masse (oligopoles). Les médias sont contraints au dialogue avec le public, la parole du citoyen est protégée de la même manière que la presse dans le cadre d’un débat citoyen.
Le problème est économique aussi : les géants de l’internet s’accaparent les profits en valorisant l’accès à l’info produite par d’autres. Comment gérer cela ?
Autre problème d’importance : le numérique conduit au virtuel. Et P.-F. Docquir de citer une expérience de médias asiatiques où l’on reconstitue en 3D des événements auxquels les journalistes n’ont pas assisté ! Le journalisme de données se donne à voir plus qu’à lire, la communication devient entièrement théâtralisée, conclut-il.
D’autres sources journalistiques
Damien Van Achter, « journaliste numérisé », se présente comme « social média manager » à la RTBF. Après 5 ans de journalisme « à la source de l’info » puisque c’était à l’agence Belga, il découvrit les blogs et donc les commentaires des gens. Il s’agit pour lui de la collecte d’autres sources journalistiques. De travailler sur cela produit des infos pertinentes, neuves. C’est une question de tri : on a de plus en plus besoin de journalistes si on ne veut pas se perdre dans une overdose d’infos. Donc, le journalisme rend service aux gens mais qu’en est-il du coût de la production de l’info ? Et de s’en référer à Owni, un nouveau business modèle élaboré par Nicolas Voisin, avec les risques sur le contenu et la forme de la participation du public à la valeur ajoutée de l’info. Ce que vit Damien van Achter à la RTBF est, dit-il, une sorte de « média social judo » ! Un nouveau lien avec les gens : l’information ne nous appartient pas, on apporte du contenu aux gens qui en font ce qu’ils veulent, une nouvelle dynamique hors du temps convenu. Il nous faut ainsi « assumer une subjectivité intellectuelle honnête« .
Des journalistes web sceptiques, démotivés et critiques
L’enthousiasme de l’orateur précédent a été sérieusement atténué en écoutant Amandine Degand, de l’Observatoire du récit médiatique (UCL). Sur base d’une enquête auprès de 11 rédactions de médias différents et une centaine d’interviews de journalistes pour la plupart affectés au web, il apparaît que les éditeurs affectent plus de rédacteurs (fixes ou tournants) sur le web mais réservent le contenu vraiment pro pour le média traditionnel. Il en résulte une sédentarisation croissante des journalistes, dépendant des dépêches d’agences et de recherches d’infos sur le web. Ces journalistes ont confiance en les infos produites par leurs collègues et se méfient des sources sur le Net, autres que journalistiques. Ils s’en réfèrent à la réputation des médias et à la fiabilité des infos vérifiées, sinon, ils considèrent les infos comme pas très crédibles, de faible qualité et les sources pas significatives. Les médias sociaux et les blogs sont peu consultés par les journalistes sauf ceux des collègues connus. Facebook est considéré comme un gadget. Le web est plus considéré comme un outil d’autopromotion du média.
Concernant Twitter, les journalistes web craignent la fausse info mais voient en cela une sorte de pari : ils ont de plus en plus intérêt à diffuser le message, que l’info soit vraie ou fausse. De toute façon cela fera des « clics » ! Si erreur, on efface cette info mais on ne la corrige pas…
En ce qui concerne l’écriture en ligne, les journalistes web annoncent ¼ de production propre et ¾ de bâtonnage de dépêches. Ils se disent mal payés et donc démotivés pour écrire. Ils mettent à peine 10 minutes d’intervention sur dépêches ce qui signifie peu de vérification et d’enrichissement, certains annoncent n’avoir même pas le temps de lire la dépêche ! Ils disent que l’objectif du média est commercial : une machine à clics. Il s’agit donc d’un journalisme « techno-bureaucratico-commercial » frustrant pour eux. Leur écriture sur le web doit être brève, synthétique, courte, légère, les rubriques people se trouvent plus volontiers sur le site web que dans le média traditionnel ce qui peut provoquer des conflits entre les deux rédactions car deux logiques différentes coexistent sur le même plateau rédactionnel. On fait du « sang, sexe, sport », sous couvert de l’anonymat, dénoncent des journalistes web qui résistent soit par l’humour, soit en s’opposant au manager multimédia. Ces journalistes veulent garder un rôle social, de service public. Ils veulent aller sur le terrain, vérifier l’info mais pour cela ont besoin de plus de moyens. Le grand danger de cette pratique journalistique web actuelle est de passer de la vérification des infos à la théorie du risque : on gomme, on efface une info fausse. La déontologie est donc bien menacée.
Internet ne modifie pas beauccoup le droit à l’information
Avocat spécialiste des médias et membre du Conseil de déontologie journalistique, Jacques Englebert souligne d’emblée qu’internet ne change pas le droit de l’info mais amplifie certains problèmes, augmente l’accès et la possibilité de contrôle du juge. Ainsi, comme le titre de journaliste n’est pas protégé, l’internet fait exploser les atteintes à la vie privée des gens. L’anonymat des commentaires du public pose la question de la responsabilité et de l’intérêt de l’info. L’internaute est-il une source ou pas ? Est-ce de l’info ou du divertissement ? Qu’est-ce qui est secret ou pas ? Cela augmente la responsabilité des médias car il faut que l’information soit exacte.
Internet est aussi source de droit : un journaliste qui décrit la vie privée de quelqu’un sur base de ce que cette personne publie sur Facebook, est-ce condamnable ? Selon le Conseil suisse de la presse, tout ce qui est sur internet n’est pas public. La diffusion sur internet n’a pas le même poids que sur un média traditionnel. Il faut que l’info présente un intérêt général pour qu’elle puisse être publiée impunément. Sinon, comme avant, le journaliste doit vérifier la nature d’un site, l’identité d’un auteur, la personne à qui on s’adresse.
Qu’en est-il quand un journaliste s’exprime sur un réseau social ? Qu’en est-il de sa vie privée ? Il doit respecter la déontologie journalistique s’il communique en tant que journaliste.
Quant au droit de réponse, il reste celui qui est prévu par la loi sauf qu’on serait bien inspiré de promulguer une loi unique pour tous les médias ! Par contre, se développe actuellement la notion du droit à l’oubli, impossible sur internet, dans les cas de prescription, réhabilitation judiciaire, par ex. Une décision du tribunal de grande instance à Paris a donné raison à un plaignant réhabilité mais qui, lorsqu’il consultait les archives des Echos, retombait sur sa condamnation. Il a demandé le droit à l’oubli, un droit élémentaire à l’heure de l’informatique. Le juge a accordé le droit de suite. Le journal a été condamné à soit désindexer l’article soit insérer un hyperlien donnant l’information de la réhabilitation de la personne.
Plus que jamais l’éducation aux médias ?
Il revint à François Heinderyckx, directeur du département des sciences de l’information et de la communication de l’ULB, d’animer le débat final. On reparla du sous-statut du journaliste web, ressenti comme une punition. De la discordance entre deux réalités à savoir le possible des NTIC et leur usage réel : nombreux sont ceux qui peuvent être journalistes, mais qui sont-ils ? De la dissociation entre rédaction et rétroaction du public ce qui donne une sorte de « café du commerce ». Du journaliste qui devient une entreprise de presse à lui-seul, sorte d’autopromotion du blogueur. Faut-il créer un label de qualité pour les titres de presse, les blogs connus et à la réputation acquise ? Mais qui ferait cela ? La solution n’est-elle pas l’apprentissage à internet par le biais de l’éducation aux médias ?
La question de la création de blogs citoyens, ressortissant de l’éducation citoyenne et donc plus du secteur de l’éducation permanente a été évoquée lors du débat.
Les éditeurs soulignent leur difficulté par rapport à un système qui n’a pas de modèle économique : ceux qui s’enrichissent sont les opérateurs télécoms et les moteurs de recherche. Mais comment payer ceux qui produisent l’information ?
Pour François Heinderyckx, nous nous trouvons à un tournant décisif : il s’agit de freiner la vitesse et se retourner vers le journalisme classique qui se donne le temps de chercher l’info et de la vérifier. Même Wikileaks a été contraint d’apprendre le journalisme ; se développent donc de nouvelles complémentarités entre sources et journalisme.
Le grand défi pour l’avenir est l’internet 3D, la reconstitution des événements, ce qui change le droit.
Gabrielle Lefèvre
Mediadem, mode d’emploi
Bart Van Besien est chercheur au Centre Perelman de philosophie du droit (ULB). Il est l’auteur d’une description du « cas belge » dans le cadre de MEDIADEM, ce projet de recherche européen visant à identifier des politiques susceptibles de garantir l’existence de médias libres et indépendants. 14 pays sont concernés : Belgique, Bulgarie, Croatie, Danemark, Estonie, Finlande, Allemagne, Grèce, Italie, Roumanie, Slovaquie, Espagne, Turquie et la Grande)-Bretagne.
On y effectue une analyse comparée du fonctionnement du secteur des médias et des divers services médiatiques.
Trois modèles ont été dégagés :
méditerranéen plus politique mais aussi plus instrumentalisé ; l’européen du nord, démocratique et corporatiste, présentant des liens avec le monde économique et offrant un meilleur service public ; le nord-atlantique libéral britannique où l’info est plus importante que le commentaire et les professions moins institutionnalisées. Des modèles différents se retrouvent dans les quelques pays post-communistes d’Europe et en Turquie non européenne.
Le rapport établit aussi l’historique des politiques européennes vis-à-vis du secteur médiatique. Les conclusions finales de ce projet Mediadem seront annoncées en avril 2013 à Bruxelles. En attendant, en Belgique, des rencontres d’analyse des divers défis que rencontre le secteur auront lieu à diverses reprises.
G.L.