Belgique : retour sans précédent de la censure préventive
Communiqué commun de l’AJP et de la FEJ
Le 10 octobre dernier, la justice belge a interdit au journal Le Soir et aux médias du groupe Rossel de publier un article concernant un acte de procédure judiciaire visant un candidat aux élections communales. Une autre procédure en cours, initiée par la ministre belge de l’Intérieur, vise à supprimer des archives du groupe Sudmedia sur un épisode du scandale de corruption Qatargate et à empêcher les médias du groupe d’utiliser ces informations à l’avenir. Quelques semaines plus tôt, le Tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles s’était déclaré compétent pour juger de l’éventuelle censure d’une enquête de la RTBF avant diffusion. La Fédération européenne des journalistes (FEJ) se joint à son affilié en Belgique, l’Association des journalistes professionnels (AJP), pour dénoncer ces décisions juridiques qui s’apparentent à de la censure préventive, interdite par la Constitution. Les incidents documentés témoignent d’une détérioration sans précédent de la liberté de la presse sur le territoire belge.
Par une ordonnance en date du 10 octobre, le président du tribunal de première instance de Liège a décrété « une injonction de suspension de diffusion » visant à empêcher la publication d’un article d’intérêt public du journal Le Soir. L’article censuré portait sur les suites judiciaires d’une instruction pour infractions fiscales impliquant Maxime Degey (MR), premier échevin à la Ville de Verviers et tête de liste « Ensemble Verviers » à l’élection communale de ce 13 octobre. L’ordonnance assimile la simple annonce de cet acte de procédure, information purement factuelle, à un « usage abusif du dossier pénal », avec « volonté de nuire ». Sous prétexte d’une grave menace pesant sur le « droit à l’honneur, à la réputation et au respect de la vie privée » du candidat à trois jours des élections, le quotidien Le Soir ainsi que ceux appartenant au groupe Rossel ont été réduits au silence. L’ordonnance assortit l’interdiction formelle du média de divulguer l’acte de procédure visant M. Degey d’une astreinte de 50 000 euros en cas de non-respect.
Le 4 septembre dernier, le tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles a quant à lui examiné la possibilité d’interdire la diffusion d’une enquête de la RTBF en cas d’établissement suffisant de preuves d’une pratique commerciale déloyale nuisant aux intérêts de la société d’huissiers Leroy. Le litige portait sur la diffusion de l’enquête RTBF « Huissiers de justice, le business de la dette » pour son programme #Investigation, qui dénonçait des pratiques des huissiers. Le bureau d’huissiers Leroy mentionné, a saisi le tribunal pour faire supprimer toute référence à son nom avant diffusion, sous peine d’une astreinte de 50 000 euros.
La saisine du tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles en vue de statuer sur une censure préalable crée un précédent dangereux pour la liberté de la presse. En acceptant d’examiner la requête, le tribunal reconnaît la possibilité de détourner le droit commercial, au nom des pratiques déloyales, afin d’entamer des procédures baillons.
Ces actions juridiques contreviennent à l’interdiction de la censure préventive prévue aux articles 19 et 25 par la Constitution belge et à la jurisprudence de la cour européenne. Une interdiction qui a d’ailleurs été récemment réaffirmée par la cour d’appel de Gand, le 28 mars 2024, dans le litige opposant DPG Média et Het Laatste Nieuws au président de Vooruit Conner Rousseau qui avait obtenu en première instance l’interdiction de la publication d’articles à son sujet.
« Nous appelons la justice à faire valoir le droit fondamental à la liberté d’expression inscrit dans la constitution. La loi ne doit en aucun cas être détournée pour bâillonner les journalistes et entraver l’accès à l’information d’intérêt public. En l’espace d’un an, nous avons recensé une série de décisions judiciaires relevant de la censure préventive en Belgique. C’est sans précédent, » déclare le Secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes, Ricardo Gutiérrez.
« Le régime de la liberté de la presse en Belgique fonctionne sur deux piliers : liberté et responsabilité. Le constituant a explicitement exclu que des mesures d’interdiction préventive puissent entraver l’exercice de cette liberté. L’AJP dénonce ces dérives qui empêchent les journalistes d’informer le public. Des alertes ont été déposées sur la plateforme du Conseil de l’Europe et du Media Freedom Rapid Response (MFRR) » a déclaré la Secrétaire générale de l’Association des Journalistes professionnels, Martine Simonis.