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Béatrice Delvaux et Hugues Dorzée expliquent leur enquête

06/02/2009

« Ce n’est ni l’homme ni l’icône ni encore les actions humanitaires qu’il a mises en oeuvre que nous visions dans cette enquête sur ‘’Les privilèges contestés’’ mais uniquement les anomalies d’ordre administratif d’un système », disent-ils à l’AJP, en précisant comment le travail fut mené.

Jean-Denis Lejeune - Le Soir Le 10 janvier dernier, Le Soir publiait trois pages d’enquête sur « Les privilèges contestés de Jean-Denis Lejeune ». Vingt-six jours plus tard, celui qui avait ému et forcé l’admiration de tout le pays après l’enlèvement tragique de sa fille Julie, attaque soudain Le Soir en justice et porte de graves accusations à l’encontre du professionnalisme de Hugues Dorzée, l’auteur d’une enquête dont le sérieux ne peut être mis en doute.

Nous avons rencontré Hugues Dorzée et Béatrice Delvaux, rédactrice en chef du Soir, également citée en justice par M. Lejeune.

Pourquoi avez-vous entrepris cette enquête sur les contrats de Jean-Denis Lejeune, ses avantages et sa manière d’exercer ses fonctions ?

Il n’y avait évidemment ni complot ni préméditation. C’est parti de quelques informations selon lesquelles la Délégation générale aux droits de l’enfant (DGDE) avait des soucis avec les conditions de travail de son responsable de la communication, Jean-Denis Lejeune. Le point de départ n’était donc en rien la personne de M. Lejeune mais des dysfonctionnements d’ordre administratif qui mettaient en cause la responsabilité du gouvernement et de l’administration de la Communauté française, dont relève la DGDE. Il y avait là des informations d’intérêt public, concernant un homme public. Nous respectons l’homme privé et son passé, mais nous n’avons aucune raison de taire le fonctionnement anormal d’une administration par rapport aux autres employés contractuels.

Hugues Dorzée Hugues Dorzée, comment avez-vous mené cette enquête ?

J’y ai travaillé 10 jours, à temps plein, en collaboration avec mon chef de service et en rendant régulièrement compte à Béatrice Delvaux. J’ai consulté de nombreux documents et interrogé de multiples personnes – soit plus de 30 sources – parmi lesquelles Jean-Denis Lejeune bien sûr. Trois jours avant la parution, j’ai sollicité une rencontre qu’il n’a pas pu m’accorder pour des raisons d’agenda. Nous avons alors eu un entretien téléphonique au cours duquel je lui ai posé 18 questions précises et non complaisantes. Après coup, M. Lejeune réagissant dans d’autres médias a estimé que cette conversation avait eu des allures d’interrogatoire.

Savait-il auparavant que vous meniez une recherche à son sujet ?

Il avait manifestement eu vent de quelque chose et voulait connaître nos intentions. Avant même d’avoir pris connaissance de mon travail, il nous a déclaré qu’il réagirait par voie judiciaire et il a argumenté pour que je soumette l’article le concernant à sa relecture avant publication. Ce que nous avons évidemment refusé.

Dans votre édition du 10 janvier, vous évoquez aussi des « pressions »…

Des pressions indirectes, oui. Plus j’avançais dans mes recherches, plus les sources devenaient discrètes. Ou alors, on me demandait si cette enquête était bien nécessaire. Jean-Denis Lejeune a pris des contacts, y compris avec des collègues du Soir pour leur faire part de sa contrariété. En revanche, de nombreuses personnes m’ont dit leur soulagement que soient mises au jour ces informations.

Comment vos lecteurs ont-ils réagi après la publication ?

En sens très divers. Sur le site du Soir.be, certains ont approuvé et félicité notre boulot. D’autres allaient plutôt dans le sens du « y’a pire ailleurs », ou « on ne touche pas à un homme qui a tant souffert » ou « pourquoi 3 pleines pages sur ce sujet ? » Mais c’était la seule façon sérieuse pour être précis et complet. Sinon, on nous aurait reprochés d’être superficiels !

Béatrice Delvaux Les lecteurs vous ont reproché d’abîmer une « icône » – le terme est de vous. Mais Le Soir n’avait-t-il pas contribué, comme bien d’autres, à construire cette icône ?

Peut-être, oui, par le simple fait d’avoir fait largement écho à ses missions humanitaires: 13 articles, dont 2 pleines pages sur ses missions en Haïti. Le public accepte alors difficilement la mise en cause d’un personnage très admiré pendant le drame de Julie et Mélissa, et très célébré ensuite. Mais ce n’est pas l’icône ou ses actions humanitaires que nous analysons dans cette enquête, et nous n’accusions pas M.Lejeune de malversations ou d’escroquerie. Nous avons mis en lumière des anomalies, des avantages par rapport aux autres employés contractuels, et à chaque fois, nous avons replacé Jean-Denis Lejeune dans le système où le PS, le CDH, le gouvernement et l’administration de la Communauté française ont leur part de responsabilité.

Les autres médias ont eux aussi réagi, et cela vous a parfois choqués …

Il y a surtout eu de nombreux échos aux réactions de Jean-Denis Lejeune. Des médias l’ont fait avec une mise en perspective et d’autres pas du tout, lui offrant simplement une tribune, ou allant jusqu’à prendre fait et cause en sa faveur, sur le registre émotionnel. Un magazine a même titré « Les chiens sont lâchés »…

Mais pas de réactions de M. Lejeune directement au Soir ?

Non, ni contact officiel, ni droit de réponse. Jusqu’à ce 4 février où nous apprenons par une dépêche Belga qu’il compte nous assigner en justice. L‘avocat de M.Lejeune a confirmé cela en fin de journée, annonçant aussi que nous recevrions un droit de réponse.

H. Dorzée, comment vivez-vous personnellement ce genre de situation ?

Je ne tire ni gloire ni satisfaction d’avoir peut-être un procès. Je ne suis pas un journaliste-cow boy. Et malgré mes quinze ans de métier, cela me touche humainement et cela m’affecte, parce que mon travail et mon journal sont mis en cause. Des proches, qui n’ont pas lu mes articles, finissent par douter de mon sérieux dans cette affaire. Heureusement, je suis pleinement soutenu par mon journal, la direction et de nombreux lecteurs. Et puis, je suis totalement en paix avec ma conscience et mon éthique professionnelle.

Entretien : Jean-François Dumont / AJP

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