Détenu depuis près de deux ans dans le cadre de l’affaire OdaTV, le journaliste d’investigation turc Soner Yalçin donne quelques conseils à ses consœurs et confrères journalistes depuis sa cellule pour leur éviter une « détention préventive à durée indéterminée » dans la prison de Silivri. Le journaliste base la totalité de ses conseils sur l’acte d’accusation du parquet à son égard.
Par Soner Yalçin, traduction de Mehmet Koksal
Alors que tout le monde me recommandait de « faire attention », moi je voulais à tout prix protéger mon indépendance et ma liberté de penser. J’ai toujours rappelé qu’on ne pouvait pas m’acheter et je suis toujours resté un amoureux de la recherche de la vérité. J’ai toujours écrit sur les organisations occultes et je pensais que personne ne pouvait me lier aux organisations secrètes. J’y ai cru et finalement quoi car cela fait maintenant deux années que je suis enfermé dans la prison de Silivri !
1 – L’affaire OdaTV se base sur des preuves contenues dans des documents Word infectés par des virus informatiques (pages 5 à 13 du réquisitoire du parquet) envoyés d’une manière vicieuse et diabolique. Vous pourriez vous dire : « Un ordinateur est un outil dangereux, mieux vaut ne pas l’utiliser » mais en réalité, ce ne sera pas encore suffisant parce qu’on pourra toujours retirer de vos archives poussiéreuses un article de trois pages écrit, il y a environ vingt ans, à l’aide d’une dactylo en vue de l’utiliser comme « preuve » à votre charge (pages 55 et 56 du réquisitoire du parquet).
2 – Vous pourrez toujours vous dire qu’il vaut mieux alors tout « écrire à la main ». Mais attention car il suffit qu’un seul nom de suspect figure dans votre carnet de note pour faire de vous un « membre d’une organisation terroriste » (page 51, farde 3). Faites surtout attention à vos anciens agendas car même si les écrits et les noms de personnes se réfèrent à des faits qui datent de 19 ans, et même si vous ne les avez jamais exploités dans aucun article ou livre, on peut toujours vous accuser de « ficher des personnes » et « d’entrave à la vie privée des personnes ».
3 – Le téléphone est le plus dangereux de vos « outils criminels ». Si un suspect dans l’affaire Ergenekon ou même une personne qui a été totalement lavée de tout soupçon par un jugement vous appelle pour discuter ou pour causer de choses futiles, cela sera suffisant pour créer à votre charge un « lien organisationnel » avec la structure poursuivie (pages 50 à 52). Et si la personne au téléphone vous suggère de « suivre les audiences à Silivri », là vous êtes cuit car cela voudra dire que vous agissez « sur ordre hiérarchique de l’organisation criminelle » (page 40).
4 – Au téléphone, n’évoquez jamais des sujets ou événements politiques. Ne partagez pas non plus vos opinions avec vos collègues journalistes. Tout cela est interprété comme une « tentative de semer le chaos dans le pays » (pages 56 à 68).
5 – Non, ne pas utiliser le téléphone ne vous sauvera pas non plus ! Tous les coups de fil donnés à partir de la rédaction dont vous êtes membre sont automatiquement considérés comme des appels que vous avez effectués (page 52, farde 2).
6 – Ce n’est pas tout. Tous les contacts figurant dans les répertoires des téléphones du lieu où vous travaillez sont également considérés vous appartenir afin de prouver vos liens avec d’autres détenus dans l’affaire Ergenekon que vous ne connaissez pas (page 52).
7 – Attention, écrire des comptes-rendus des procès à Silivri ou faire des interviews avec les avocats de la défense sont interprétés comme des actes « visant à influencer un procès équitable » (pages 61, 63, 77 et 78 ainsi que les pages 14 à 16 du classeur annexe).
8 – De la même manière, écrire des articles sur les soldats morts au combat, sur les malversations, sur les propos tenus au Parlement, publier les opinions de Türkan Saylan, montrer l’extrait d’un film actuellement au cinéma, citer des extraits de journaux sont également considérés comme des actes « visant à pousser la population à la haine et à l’animosité » (pages 71-73-75 et les pages 14-15-16-17-40-41-42- 45 du classeur annexe).
9 – Quel que soit le parti, vous ne devez jamais vous entretenir avec l’opposition au risque d’être accusé de « vouloir affecter le cours politique » du pays (page 59)
10 – Si un de vos articles est retrouvé dans les archives d’un des suspects incarcérés à Silivri, ce sera une preuve de plus pour prouver vos liens structurels avec l’organisation criminelle (page 55).
11 – Même si vous n’en êtes pas l’auteur, les 21 articles publiés par un organe dont vous avez pu faire partie, peu importe évidemment si les informations relayées sont justes ou pas, peuvent être retenus contre vous comme des « preuves de propagande » (page 56 et page 36 annexe).
12 – Si vous écrivez ouvertement à un militaire « on essaye de vous provoquer, ne faites surtout pas de coup d’Etat« , vous serez poursuivi dans le réquisitoire sur base de ce document pour « avoir voulu favoriser un coup d’Etat » (page 55).
13 – L’autre outil criminel très dangereux est le livre ! Le fait qu’un éditeur vous invite à écrire un livre constitue un délit. Si vous faites des éloges concernant un livre, c’est considéré comme un délit et si vous demandez des livres à un ami, c’est aussi un délit ! (pages 60 et 61 et 127 de l’annexe)
14 – Evitez surtout de chercher du boulot pour un ami journaliste demandeur d’emploi, vous serez poursuivi pour le délit de « vouloir influencer les médias » ! (page 65)
15 – Si un suspect dans l’affaire Ergenekon fait l’éloge de vos qualités journalistiques, c’est très grave car cela sera interprété comme une preuve de vos liens dans l’organisation criminelle (page 52).
En fin de compte, même si dans le réquisitoire, il n’y a aucune trace d’armes, de bombes ou d’attentats, vous serez passibles d’une peine allant de 14 à 37 ans d’emprisonnement sur base de ces « preuves ».